Des manifestations populaires en Chine, une révolte féministe en Iran, de l’activisme anti-guerre et peut-être des sabotages en Russie… Les trois plus grands pays oppresseurs du monde seraient-ils au bord de la révolution ou sur le point d’adopter de vraies réformes?
Ce ne serait pas la première fois. Les trois ont connu plusieurs révolutions au XXe siècle: l’Iran en 1906 (constitutionnelle) et en 1979 (islamiste); la Chine en 1911 (républicaine) et en 1949 (communiste); la Russie en 1905 (constitutionnelle), en 1917 (bolchevique) et en 1991 (dislocation quasi démocratique de l’empire).
Chacun de ces soulèvements a été une surprise. Par conséquent, même s’il semble peu probable que des révolutions ébranlent ces pays aujourd’hui, ce n’est pas impossible –et les peuples de ces nations, tant les aspirants révolutionnaires que ceux qui défendent l’ordre en place, le savent pertinemment. Ils savent que des soulèvements populaires ont déjà eu lieu chez eux. Et le fait de le savoir accentue les tensions lorsqu’on les laisse mijoter, puis bouillonner.
Trois éléments indispensables à la révolution et absents…
Cependant, le point d’ébullition est généralement évité. Les sociologues et les spécialistes en sciences politiques se sont penchés sur les conditions nécessaires à un changement radical et une des conclusions à laquelle ils sont tous arrivés est que pour réussir, les mouvements révolutionnaires doivent réunir trois éléments: être organisés, posséder une stratégie et avoir un chef charismatique.
«L’Iran, la Chine, la Russie, les manifestations qui ont cours là-bas n’ont aucun de ces trois éléments», explique Larry Diamond, chercheur à la Hoover Institution et auteur de plusieurs études sur la transition post-régime autoritaire, lors d’une récente conversation téléphonique.
Les manifestants chinois qui brandissent des pancartes vierges, les femmes iraniennes qui arrachent leurs voiles et crient «À bas l’ayatollah», les activistes russes anti-guerre, tous font preuve d’un courage remarquable et risquent de longues peines de prison, voire pire. Mais ni le courage, ni même des rassemblements bondés ne suffisent à renverser un régime ou à faire changer un style de vie politique.
C’est une des principales raisons pour lesquelles Avril Haines, la directrice du Service des renseignements américains, a affirmé lors d’une interview accordée à NBC News que les responsables iraniens ne considéraient pas les protestations populaires comme une «menace imminente» pour leur régime.
Cependant, a ajouté Avril Haines, le gouvernement de Téhéran pourrait avoir de vrais problèmes à long terme parce que la résistance à ses décrets ne fait que croître, des schismes apparaissent à l’intérieur de ses ministères et l’économie continue de se délabrer. En outre, une grande partie de la population urbaine iranienne –des jeunes, des laïques, connectés aux informations et à la culture occidentales grâce aux antennes paraboliques (que le régime a renoncé à enlever depuis longtemps)– serait encline à se joindre à une vraie révolution, pourvu qu’il en naisse une.
… Mais l’un des trois peut finir par émerger
Ceci dit, il arrive que des révolutions éclatent quand même. «Un chef, une organisation et une stratégie ne sont pas des conditions préalables essentielles», m’a expliqué Charles Kurzman, professeur de sociologie à l’Université de Caroline du Nord et auteur de The Unthinkable Revolution in Iran [«La révolution impensable en Iran», en français, ndlr] lors d’un entretien téléphonique. «Ces choses jaillissent souvent de mouvements générés spontanément.»
Début 1979, lorsque les manifestations anti-shah ont commencé à se répandre, l’ayatollah Khomeini «n’était pas une personnalité connue en dehors de certains milieux cléricaux», rapporte Kurzman. «Il a endossé le rôle de chef vers la fin du processus révolutionnaire, pas au début.»
Khomeini, Lénine et Eltsine, chacun à sa façon, surent exploiter habilement une situation révolutionnaire et saisir les rênes du pouvoir.
De même, début 1917, tandis que grèves et révoltes éclataient en Russie, réclamant la paix et du pain, le parti bolchevique de Vladimir Lénine n’était qu’une petite faction parmi plusieurs mouvements socialistes (le terme bolchevik, qui vient du mot russe désignant la majorité, portait une charge sémantique délibérément exagérée). La seconde révolution russe, celle de 1991, était déjà bien engagée –propulsée par le détricotage de l’Union soviétique– avant que Boris Eltsine ne fasse irruption sur un char devant le Parlement, flanqué de milliers de manifestants, et ne devienne le nouveau dirigeant démocratique de la Russie.
Khomeini, Lénine et Eltsine, chacun à sa façon, surent exploiter habilement une situation révolutionnaire et saisir les rênes du pouvoir pour l’orienter dans la direction qu’ils voulaient. Ce fut aussi le cas de Mao, Castro, Napoléon, George Washington et de bien d’autres.
En d’autres termes, les révolutions peuvent commencer sans chef, sans organisation et sans stratégie –mais elles réussissent rarement si au moins une partie de ces éléments ne finit pas par émerger.
Les chefs de gouvernements autoritaires –surtout ceux d’Iran, de Russie et de Chine qui ont été mis en place par la révolution– le savent bien, et ils sont devenus très forts pour identifier, diviser, arrêter ou bloquer d’une manière ou d’une autre de potentiels chefs chez les protestataires.
Contrôle total et neutralisations d’une main de fer
C’est notamment la raison pour laquelle Poutine a mis Alexeï Navalny sous les verrous à la suite d’accusations qui ne tiennent pas debout. Et également la raison pour laquelle il a opprimé les activistes anti-guerre avec une telle intensité peu de temps après son invasion de l’Ukraine, au point que presque tous –excepté ceux qui ont été arrêtés ou mobilisés et envoyés au front– se sont exilés.
C’est aussi pour cela que l’Iran a arrêté 15.000 manifestants, en a condamné au moins vingt à mort et a exécuté très publiquement quelques-unes de ces personnalités vaguement charismatiques qui appelaient non seulement à abandonner le hijab mais à éjecter les mollahs.
Depuis qu’ils ont pris le pouvoir, les dirigeants de Russie, d’Iran et de Chine ont construit des systèmes entiers conçus pour les isoler de la pression populaire. Poutine a érigé une autocratie monolithique inédite en Russie depuis l’époque tsariste; il a monopolisé les médias de masse et a ourdi la faillite ou l’assassinat de tous les membres de son entourage qui ont osé le critiquer directement.
Le Corps des gardiens de la révolution islamique, le protecteur du régime iranien, s’est emparé des manettes de la plupart des ministères et des secteurs clés de l’économie. Il tient le pays d’une main de fer qui s’insinue partout, alors même qu’une grande partie de la population –surtout dans les villes– est laïque, instruite et bien exposée aux informations et à la culture occidentales.
Sous Xi Jinping, le Parti communiste (PCC) a ressuscité l’idéologie de contrôle total par l’État chère à Mao Zedong et éliminé une bonne part des réformes libérales instituées par Deng Xiaoping et Jiang Zemin.
Quoi qu’il en soit, souvent les pressions sociales, politiques, économiques et écologiques prennent de l’ampleur, quand bien même un régime déploierait-il la plus grande violence pour les étouffer.
Réformer ou opprimer de plus belle?
L’étape suivante, la consolidation du régime ou le début de sa dislocation, dépend de sa manière de réagir à ces pressions.
D’un côté, lorsqu’un régime ne se réforme pas du tout et opprime son peuple de plus belle, il se sclérose; les pressions s’accentuent et à un moment, les joints explosent (même si cela peut prendre des dizaines d’années, voyez la Corée du Nord, par exemple).
D’un autre côté, apaiser les protestataires, c’est prendre un risque: un geste de réforme va-t-il soulager la pression et dégonfler une révolte naissante ou bien inciter les rebelles les plus radicaux à demander encore plus de changements?
Mikhaïl Gorbatchev, le dernier dirigeant d’Union soviétique, avait tenté de réformer sa société, son économie et sa politique étrangère sans rien céder du monopole du parti communiste sur la politique –et il a fini par faire s’effondrer tout le système, qui s’était avéré imperméable aux réformes. Pour survivre, il fallait que le Parti détruise les réformes (comme ce fut le cas au milieu des années 1960 quand Leonid Brejnev a remplacé Nikita Khrouchtchev), sinon les réformes détruiraient le Parti. Gorbatchev avait bien l’intention de les mettre en place et le système –le parti communiste et l’Union soviétique– ne pouvait leur survivre.
Pendant de nombreuses années, Poutine et Xi ont passé un marché avec leurs peuples: ils leur fournissaient confort et sécurité en échange d’un contrôle politique total.
Nombre de dirigeants autoritaires n’ont pas perdu une miette de l’implosion de l’Union soviétique et en ont tiré une leçon très claire: éviter à tout prix la moindre réforme que ce soit. La Chine de Xi Jinping y est particulièrement attentive et avance régulièrement l’idée qu’envisager des libertés de type occidental –ce que Gorbatchev avait expressément tenté de faire– ne pourrait mener qu’au chaos.
C’est un message que Poutine a lui aussi beaucoup mis en avant. Pendant de nombreuses années, Poutine et Xi ont passé un marché avec leurs peuples: ils leur fournissaient confort et sécurité en échange d’un contrôle politique total.
Ce marché n’a été rompu que récemment: pour Poutine avec sa guerre catastrophique (jusqu’à présent) en Ukraine, et pour Xi avec sa politique «zéro Covid» assortie de confinements extrêmes, qui s’est avérée trop oppressive même pour la sensibilité de la plupart des citoyens chinois (en outre, les confinements ont également donné un coup d’arrêt brutal à l’économie nationale).
Poutine a réagi aux manifestations en redoublant de bellicosité, en mobilisant 300.000 hommes en âge de se battre et en diabolisant non seulement l’Ukraine mais aussi toutes les influences occidentales en Russie. Xi en revanche a reculé, au moins un peu, et abandonné sa politique «zéro Covid».
Xi s’adoucit, Xi vacille
Pour l’instant, les deux mesures ont fonctionné –dans un sens. Poutine reste aux manettes et la majorité des opposants ont quitté le pays. Au départ, certains militants chinois ont essayé d’élargir la portée des manifestations anti-confinement et de les transformer en appels à changer le régime de Pékin. Mais la concession accordée par Xi sur la seule question du Covid a dégonflé le mouvement avant qu’il n’ait eu le temps de prendre vraiment de l’ampleur.
«Il semble que la vague contestataire ait vécu», a exposé Jeremy Wallace, professeur de sociologie à Cornell et auteur de Seeking Truth and Hiding Facts – Information, Ideology, and Authoritarianism in China [«Chercher la vérité et cacher les faits – Information, idéologie et autoritarisme en Chine» en français], lors d’une interview téléphonique. «Les manifestations avec les pancartes vierges étaient séduisantes. Leur message, c’était “Nous n’avons pas besoin d’écrire ce contre quoi nous manifestons, tant c’est une évidence.” Mais cela masquait de réelles différences au sein de la population.»
«Je pense vraiment qu’il est désormais plus difficile de croire à l’infaillibilité de Xi Jinping.»
Bonnie Glaser, directrice du programme Asie du German Marshall Fund of the United States, est du même avis. «Certains manifestants demandaient la liberté, mais cela n’implique pas forcément tout ce que nous, nous associons à l’idée de liberté, complète-t-elle. Beaucoup ont intégré le discours du Parti selon lequel la liberté occidentale est synonyme de chaos.»
Pourtant, pour Jeremy Wallace, l’histoire ne va pas s’arrêter là. «Je pense vraiment qu’il est désormais plus difficile de croire à l’infaillibilité de Xi, explique-t-il, la politique “zéro Covid” était son idée, et il s’en est éloigné. La prochaine fois qu’il demandera à tout le monde de se jeter à l’eau, est-ce qu’il le feront, et si oui, est-ce qu’ils le feront avec autant de bonne volonté? Pas sûr.»
La levée du confinement a déclenché une nouvelle vague de Covid, ce qui pourrait d’autant plus nuire à l’image de Xi. «S’il y a des millions de morts, cela pourrait créer un vrai moment de chaos politique –probablement pas à cause de protestations populaires mais au sein des élites internes, qui pourraient mettre un peu Xi de côté, estime Wallace. Certes les gens qu’il a nommés au Politburo sont à ses ordres, mais ce ne sont pas des quantités négligeables –ils ont effectué de grandes carrières dans l’administration du PCC.»
Xi a également commencé à adoucir certains aspects de sa politique étrangère, et essayé de renouer de bonnes relations avec Washington (enfin, sur certaines questions). Il a pour cela des raisons pragmatiques (une aversion à la perspective de resserrer ses liens avec la Russie, le désir de mettre un terme à la guerre commerciale compte tenu de l’affaiblissement de son économie) mais cette démarche révèle aussi un dirigeant en train de vaciller et de rallumer des rivalités avec ses apparatchiks.
À peu près personne ne pense que le Parti communiste chinois pourrait perdre le contrôle de la Chine pour autant, mais selon la faction qui gagnera du terrain, cela pourrait faire desserrer la poigne de Xi sur certains secteurs où il exerce le contrôle le plus dictatorial.
Le coup d’État militaire, scénario le plus probable en Iran et en Russie
Des trois pays examinés ici, c’est l’Iran qui pourrait, d’une certaine manière, être le plus susceptible de changer. Pour commencer, la majorité de sa population urbaine aspire à ce changement. Ensuite, il apparaît clairement que des fissures sont en train de se créer au sein du gouvernement.
Un haut responsable de l’institution judiciaire iranienne a annoncé au début du mois de décembre la suppression de la «police des mœurs», c’est-à-dire des forces de sécurité qui battent et arrêtent, entre autres, les femmes non voilées. Mais la police des mœurs est gérée par le ministère de l’Intérieur; cette déclaration n’avait donc aucun sens et la police des mœurs semble fonctionner aussi efficacement qu’avant.
Toutefois, il est rare que le gouvernement expose une quelconque forme de division –et un différend au sujet du hijab est lourd de sens. Un rapport publié en décembre par le cabinet Eurasia Group souligne que «le hijab reste un principe fondateur de la République islamiste et l’ordre établi conservateur évaluera minutieusement toute modification de politique.» Une approche plus flexible de l’application des règles «pourrait aider le régime à contenir le mouvement de protestation à court terme, mais cela ne permettra pas de résoudre totalement l’ampleur des doléances du public; des manifestations sporadiques sont très susceptibles de subsister en 2023».
Mais finalement, l’Eurasia Group conclut dans un rapport distinct que «l’effondrement du régime iranien est peu probable dans les six prochains mois» et que s’il se produisait, une reprise par les Corps des gardiens de la révolution islamique –un coup d’État par les éléments les plus radicaux de l’armée– «serait de loin le scénario le plus probable».
«La défaite à la guerre est une cause fréquente de changement de régime.»
Les soulèvements populaires culminent souvent avec des coups d’État militaires. En 2011, lorsque d’immenses manifestations sur la place Tahrir ont obligé Hosni Moubarak, qui dirigeait l’Égypte depuis bien longtemps, à s’en aller (avec quelques petits encouragements du président Obama), le trône n’a pas échoué entre les mains des jeunes anglophones pleins d’esprit et calés en informatique qui plaisaient tant aux caméras de télévision américaines, mais entre celles de l’armée –qui ne contrôlait pas uniquement les armes mais aussi une grande partie des actifs économiques égyptiens.
Nombre de pays qui ont connu des soulèvements pendant le Printemps arabe ont fini par être dirigés par des militaires –ou, comme dans le cas de l’Irak dans le sillage du changement de régime mis en place par le président américain George W. Bush, déchirés par des guerres civiles sectaires.
Si Poutine est évincé de Moscou, ce sera probablement aussi par des hommes armés en uniforme. «La défaite à la guerre est une cause fréquente de changement de régime, note Larry Diamond, de la Hoover Institution. Si l’armée ukrainienne s’empare de la Crimée dans l’année qui vient, ou si elle déplace le conflit en Russie, il est possible qu’il arrive quelque chose à Poutine.»
Des tensions mijotent déjà dans le corps des officiers russes dans la foulée des impétueuses décisions prises par Poutine dans cette guerre, notamment l’invasion elle-même, qu’il a décidée après avoir consulté ses anciens camarades du KGB ultra-nationalistes et pas ses conseillers militaires.
À l’instar d’autres dirigeants autoritaires, Poutine excelle à écraser ses détracteurs avant qu’ils ne deviennent des rivaux. Si six officiers devaient organiser un putsch, il faudrait qu’ils soient tous biens convaincus qu’aucun d’entre eux ne va trahir les cinq autres. Et s’il existe la moindre chance que la tête de Poutine finisse au bout d’une pique, c’est probablement la seule manière d’y parvenir. Or, quand ce type de choses se produit, c’est de manière très soudaine. Le complot pourrait être en train de s’ourdir au moment où j’écris ces lignes, et personne n’en saurait rien avant la fin de la nuit des Longs Couteaux.
«Intrinsèquement imprévisibles»
Mais l’opinion qui prévaut est qu’une révolution est peu probable à court terme. Comme le dit Charles Kurzman, «les mouvements civiques populaires échouent en général –vous gagneriez de l’argent à parier contre la révolution».
Peut-être, déclare Larry Diamond dans un moment d’optimisme mesuré, les mouvements de protestations de l’année passée seront-ils «vus comme partie intégrante d’un processus historique menant progressivement à l’affaiblissement d’un régime, peut-être une transition vers un régime meilleur».
Nul ne sait le temps que cette transition pourrait prendre. «Les révolutions relèvent d’un phénomène de masse critique, explique Kurzman. Il y a un effet d’entraînement. Les gens qui ont beaucoup de griefs se mettent à agir en voyant d’autres gens qui agissent.» Quand les rouages du changement se mettent en branle, ils peuvent accélérer très brutalement. «Les révolutions semblent tout à fait explicables rétrospectivement, conclut Kurzman, mais elles sont intrinsèquement imprévisibles avant de se produire.»
La Russie, l’Iran et la Chine sont-ils à l’aube de nouvelles révolutions?